Un dossier de retraite sur sept comporte des anomalies, la plupart du temps au détriment du salarié. Tenter de les corriger relève du parcours du combattant.
Par Ian Hamel
Publié sur le site du journal Le Point le 21/02/2023 à 14h00
adresse originale de l’article : https://www.lepoint.fr/economie/calcul-des-retraites-bienvenue-dans-l-enfer-bureaucratique-21-02-2023-2509423_28.php
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Charles Simon assure qu’une personne encore en activité n’a que peu de chances de joindre un interlocuteur au 3960, le numéro de l’Assurance retraite. « Une fois, j’ai patienté un peu plus de deux heures et, une autre fois, quatre-vingt-dix minutes avant d’entendre un message me remerciant de mon appel et me demandant de rappeler plus tard », se remémore-t-il.
Domicilié à Saint-Quentin, dans l’Aisne, il a commencé à travailler à 16 ans, avant de passer des examens et de devenir agent de maîtrise, puis cadre, dans le public et dans le privé. À 50 ans, il se penche sur son relevé de carrière et découvre un gros trou : une dizaine d’années d’activité professionnelle ne figurent pas sur le document. « Afin de le corriger, j’ai envoyé plus de 150 photocopies de mes fiches de paie en accusé de réception. Six mois plus tard, je n’avais toujours pas de réponse et aucune modification apportée à mon relevé de carrière. Je leur ai renvoyé 150 photocopies, sans plus de résultat », détaille Charles Simon, âgé désormais de 62 ans.
La faute à pas de chance ? Sous le couvert de l’anonymat, un défenseur des droits de l’Ain nous confie qu’un salarié s’est vu réclamer la totalité des bulletins de salaire de toute sa carrière par la Carsat (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) Auvergne-Rhône-Alpes. « Le pire, c’est que cette caisse a égaré à trois reprises tous les documents ! Imaginez le coût en photocopies », précise l’intermédiaire entre les particuliers et les administrations.
Selon lui, les futurs retraités malmenés occuperaient 80 % de son temps. Jean-Luc Belloni, ancien gérant de société, né en 1955, a été autrement martyrisé par la bureaucratie. L’Association des régimes de retraite complémentaire (Arrco) le pénalisait de 3 100 points. « Cela m’aurait fait perdre autour de 200 euros par mois. Pour faire valoir mes droits, non seulement il a fallu envoyer mes fiches de paie, mais aussi mes relevés bancaires. Heureusement que je les avais conservés. »
Plusieurs années après son départ à la retraite, Jean-Pierre Olier, un ancien ingénieur, continue à s’agacer, non pas à cause des trois trimestres « oubliés », mais des mois et des mois qu’il a passés pour les récupérer. « Je ne supporte pas ce mépris. L’Assurance retraite ne répond pas aux mails et votre dossier reste sous la pile pendant des mois. Il faut presque menacer pour obtenir gain de cause », lâche-t-il.
En février 2018, il avait écrit à l’association Sauvegarde Retraite, créée en 1999, dont l’objectif est de sensibiliser les Français au problème des retraites : « Les retraités sont par nature des personnes disponibles pour une grande majorité. […] Pourquoi n’y a-t-il pas de grandes manifestations avec blocage des routes, autoroutes et grandes métropoles ? Nombre de retraités comme moi y sont favorables, ayant tout à gagner », suggérait-il.
Au rayon des records de patience, l’association Sauvegarde Retraites cite le cas d’un salarié qui a envoyé 45 lettres recommandées avant de recevoir une réponse de sa caisse de retraite. Longtemps photographe, Daniel a mené une carrière hachée, avec de multiples séjours dans l’océan Indien, en Australie, et en Amérique du Sud. Il reconnaît ne pas aimer la paperasse administrative et, plutôt que de se plonger dans une longue bataille pour obtenir gain de cause, il a préféré baisser les bras. « J’en ai eu marre. J’ai fini par leur dire : “Donnez-moi ce que vous croyez devoir me verser.” C’est vrai, je n’ai pas une grosse pension et je voyage beaucoup moins. Mais ça me suffit », lâche Daniel. À 74 ans, plus de 10 ans après le début de sa retraite, il continue à multiplier les petits boulots pour compléter ses revenus.
😖 Le rapport accablant de la Cour des comptes
En janvier 2017, l’économiste Jacques Bichot, auteur de La Retraite en liberté (Cherche-Midi), révélait déjà au Point que le taux d’erreurs de la part des caisses de retraite était en moyenne de 7 % en 2012. « Mais, si vous dépendez de la pire, le risque s’élève à 21 % », selon un rapport de la Cour des comptes. Les raisons de ces multiples erreurs ? « Des négligences de la part de certains employés de la Sécurité sociale, la multiplicité des régimes […] et surtout la complexité des règles applicables », écrit Jacques Bichot dans son livre. Résultat, « même au moment où les futurs retraités font leur demande de liquidation au régime général, la complication des modalités de calcul les met de facto dans l’obligation de faire une confiance aveugle à ce qui sortira des ordinateurs de la caisse », déplorait ce docteur en mathématiques et en économie dans Le Point.
Depuis 2012, la situation s’est encore dégradée. Selon le rapport de certification des comptes du régime de sécurité sociale de la Cour des comptes, un dossier sur sept comportait des « anomalies » en 2021, comprenez des « erreurs financières », qui se font, dans les trois quarts des cas, au détriment des retraités. Cette situation n’échappe pas au gouvernement. Le 27 mai 2021, s’appuyant justement sur les travaux de la Cour des comptes, Arnaud Bazin, sénateur Les Républicains du Val-d’Oise, dans une question écrite au gouvernement, a déploré qu’année après année les erreurs dans le calcul des pensions de retraite ne cessent d’augmenter. Il s’étonne de l’absence de mise en œuvre par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) d’« actions efficaces à même de redresser ses résultats dans le domaine du paiement à bon droit des retraites ». Réponse, le 12 août 2021, du secrétariat d’État auprès de la ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, chargé des retraites et de la santé au travail : « Les erreurs de calcul de pensions de retraite sont une réalité et ont augmenté ces dernières années. En 2020, elles concernent une pension sur six, contre une pension sur neuf en 2016. L’erreur médiane est en défaveur des assurés. »
🔴⚠️ 26 ans de retard
Le secrétariat chargé des retraites se réjouit tout de même qu’« au moins 40 % des anomalies soient corrigées dans les semaines et mois qui suivent leur identification ». Cela signifie aussi que 60 % des cas mettent des années à être résolus, ou ne le sont jamais… Michèle, domiciliée dans l’Essonne, attend la pension de réversion de son mari depuis… 2004, année de sa retraite. L’Assurance retraite la lui refuse sous l’invraisemblable prétexte qu’elle était fonctionnaire et que son défunt mari, décédé en 2003 et alors à la retraite, avait travaillé dans le privé. « J’ai baissé les bras après tant d’années de combat en vain. L’Assurance retraite sait que je suis malade, que j’ai un cancer. Elle a mis mon dossier sous le coude en attendant que je disparaisse », dénonce cette ancienne employée de France Télécom. Lasse, Michèle nous tend un courrier de l’Assurance retraite d’Île-de-France qui lui déclare : « Pour me permettre de poursuivre l’étude de votre dossier, pourriez-vous compléter le certificat médical ci-joint ; en effet, le précédent a été égaré par la CPAM [Caisse primaire d’assurance maladie]. »
Michelle Briquebec, 89 ans, habitant à Villeneuve-d’Ascq, a travaillé en usine dès l’âge de 14 ans. En 1993, elle prend sa retraite. Mais ce n’est qu’en juillet 2019 qu’elle a (enfin) pu percevoir la pension de réversion de son ancien mari, décédé en 1986. « Non seulement ma mère ne recevait pas sa pension de réversion, mais sa propre retraite était inférieure au minimum retraite. Je suis allé jusqu’à adresser un courrier au président de la République pour qu’elle obtienne enfin gain de cause », raconte Charles Simon, le fils de Michelle Briquebec. Ce dernier a consacré ses loisirs, pendant des mois, à rectifier les erreurs de l’Assurance retraite le concernant et concernant sa mère. « C’était tellement invraisemblable que j’ai voulu faire un recours au tribunal des affaires de sécurité sociale. Mon avocat m’en a dissuadé. Le TASS, paraît-il, donne presque systématiquement raison à la Sécurité sociale », affirme cet ancien cadre de la SNCF.
Pour JF Chauffeté, directeur du cabinet de conseil retraites EOR Consultants, un nombre aussi important d’erreurs s’explique d’abord par la complexité du système, notamment avec la multiplication des caisses de retraite, mais également par la mutiplication des réformes. Il y a autant de régimes que de tribus gauloises : industrie, commerce et services, monde agricole, SNCF, Opéra national de Paris, notaires, médecins, etc., chacun a sa caisse. Il a même existé un régime particulier des chemins de fer franco-éthiopiens… « Ajoutez à cela que les carrières ne cessent de se complexifier et que les réformes sont incessantes. Quant aux particuliers, comment voulez-vous qu’ils s’y retrouvent ? Personne n’est expert dans la mesure où on ne s’occupe de sa retraite qu’une fois dans sa vie », assure JF Chauffeté du cabinet Expertise Optimisation Retraites.
😵💫 Parcours du combattant
« Je suis la première à reconnaître qu’avec la fermeture des agences, la diminution constante des effectifs, c’est le parcours du combattant pour les assurés. On ne peut pas se passer d’une personne physique pour reconstituer sa carrière », assure Alice Coulon, de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), qui siège au collège « employés » du conseil d’administration de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav).
Que penser quand un futur retraité se voit répondre par la directrice retraite et action sociale de l’Île-de-France « Vous nous avez adressé la demande de mise à jour de votre relevé de carrière mais nous sommes au regret de ne pas pouvoir la traiter pour le moment » ? Faut-il en rire quand l’Assurance retraite Rhône-Alpes conseille à un coopérant qui n’a jamais porté l’uniforme d’écrire au Service historique de la Défense ou au bureau des anciens de la Légion étrangère à Marseille pour valider ses deux années de coopération ? Ce trou de deux années sera finalement rebouché, mais ces deux années apparaissent dorénavant dans son relevé de carrière sous l’appellation « guerre régime général ».